[ MISSION TERMINÉE ] Une âme s'est envolée (2/2) (/!\ SOMBRE)

Depuis peu, je fais des rêves étranges. Ils disparaissent habituellement au réveil, mais cette nuit, c’était différent.

Noyé dans une immensité monochrome, hors du temps et de l’espace, je distingue nettement une silhouette noire, pourtant lointaine. J’ignore pourquoi, mais je sens que je dois la rejoindre. Pas après pas, j’avance, sans pour autant réduire la distance qui nous sépare. Puis, tout bascule. Le sol cède sous mes pas, je sombre dans un abîme vertigineux, hébété, terrifié, mes mains tentent d’accrocher les parois et ne rencontrent que le vide, hanté seulement par mes propres cris, tandis qu’en haut la silhouette me tend un bras, inaccessible. Dans un rire halluciné, presque une convulsion maniaque, son visage m’apparaît. C’est moi et je me fais face, à la fois familier et étranger, cheveux noirs et regard gris, jeune et plus âgé, comme une hybridation dérangeante de mon passé et de mon futur.

Je crois que c’est à ce moment là que j’ai senti les paumes tièdes de Cato se poser sur mes joues :

Cato sait faire. Il dort peu et les discours décousus des rêves de Nova ou certains mouvements violents dans mon sommeil suffisent à l’alerter. La première fois, je devais avoir seize ans, sûrement une attaque de panique nocturne mais je ne me souviens pas bien. Cato se rappelle tout. Tu tournais dans tous les sens Nax, ça faisait vibrer les portants de mon lit en dessous. J’avais l’impression qu’on t’étranglait, que tu étouffais, tu faisais des bruits sinistres. Je suis direct monté te voir, j’ai essayé de te réveiller mais impossible, t’étais plus avec nous. J’étais paniqué, incapable de penser, alors j’ai juste pris ta tête entre mes mains, en serrant légèrement, et t’as ouvert les yeux. Putain, tu m’as fichu la trouille. Plusieurs fois, j’ai cru ne jamais sortir de ces hallucinations, comme si elles avaient envahi la matérialité glaciale et silencieuse du caisson. Piégé dans les limbes horrifiques du cauchemar, j’ai immédiatement fait de Cato mon témoin du réel. Lorsque je retrouve ses yeux noirs, la chaleur de ses mains et de son timbre grave et posé, je me sais de retour :

La gorge sèche et la voix étouffée, encore haletant, je suis incapable d’articuler plus de quelques mots de façon intelligible :

Je connais la suite. Assis en face de lui, je pose mon front sur son épaule. Cato passe une main derrière ma tête, une autre dans mon dos :

Il appuie ensuite dans mon dos à intervalles réguliers, et à chaque contact, j’inspire. Il me parle et plus rien n’existe en dehors de sa voix et des pressions exercées par ses doigts puissants. Peu à peu, les palpitations dans mon torse se calment, le rire délirant de la silhouette s’efface et j’oublie son visage composite. Je relève les yeux vers Cato et je l’entends murmurer :

J’enfile rapidement des vêtements, attrape une bretelle de mon sac-à-dos et cours rejoindre l’atelier. A l’intérieur, Tilt est seul. Il me tape dans la main, s’adosse contre un des meubles accolés au mur et soupire :

Je laisse mon sac dans un coin et règle les lunettes de précision à ma vue. Tilt a déjà placé le robot de démolition sur la table métallique au centre de la pièce. Il commence toujours par le système le plus complexe, persuadé qu’il est plus efficace le matin. Comme d’habitude, il désassemble la structure du robot en plusieurs parties distinctes tandis que je m’occupe de l’électronique fine. Préserver les circuits, vérifier l’intégrité des câbles, libérer les micro-soudures proprement. La routine. Je ne pourrais probablement rien tirer des pièces disproportionnées de ce robot, mais les composants électriques s’échangent plutôt bien sur les points de troc. Avec le cuivre des câbles, Tilt nourrit sa famille pendant trois jours. Et moi, je pourrai miser les stabilisateurs à l’Aspho, sans craindre de perdre un constituant précieux pour le drone. Ce n’est pas si mal, au fond.

Tilt finit de dessouder le robot avant moi et s’attelle au tri des composants. Soudain, la table vibre. Je suspends rapidement mon geste, mais trop tard. Et merde, un câble sectionné bêtement. Je reprends, quand je sens la main lourde de Tilt sur mon épaule :

Je pose les outils, relève les lunettes sur mon front et regarde en direction de la porte. Une jeune femme et un théri panda. Je secoue la tête en direction de Tilt, puis les détaille rapidement, le temps que ma vision se réadapte à l’absence des lentilles grossissantes. Lui est immense, a l’air assez maladroit et arbore une expression faussement intimidante. A la façon dont il se masse la tête, je comprends qu’il a provoqué le tremblement de la table. A ses côtés, entièrement vêtue de noir, la fille darde sur nous un regard glacé et masque son nez d’une main. Tout en elle suinte le mépris du Gouffre. J’esquisse un sourire en coin, sans même m’en rendre compte : ça ne rate jamais. Les humains obéissent décidément à des déterminants innés ennuyeux et ceux de la classe aisée sont les plus prévisibles d’entre tous. Je m’avance vers eux :

Je passe une main sur ma nuque et murmure « Désolé ». En réalité, je ne crois pas les avoir déjà aperçus dans le coin, mais avec la nuit que je viens de passer, j’ai sûrement juste oublié leurs visages. Et puis, le bras méca attend seul sur la table de réparation, ils viennent donc forcément pour lui. Je m’en veux un peu de pas avoir terminé plus tôt, mais je ne peux rien de plus pour eux. J’entends Tilt se confondre en excuses et se perdre dans des explications complexes des problèmes rencontrés, tout en évitant soigneusement les yeux d’acier de la fille. Moi, je retourne au robot de démolition. Je suis loin d'avoir fini.

Tilt parle, se justifie, s’embrouille dans ses explications foireuses. C’est un modèle sophistiqué que vous nous avez confié, pas facile de trouver des composants de rechange et de les intégrer à un système flingué. Anax a dû nettoyer l’intégralité des pièces grillées, extraire celles qui étaient foutues, dévier des connexions pour greffer les nouvelles. Mais vous pouvez lui faire confiance hein, s’il vous a dit que ce serait bientôt prêt, ça le sera ! En périphérie de mon champ de vision, je perçois un mouvement de main de la jeune femme. Tilt se tait brutalement. D’un geste souverain, dégueulasse et autoritaire, elle a avalé sa parole et ses excuses, lui a imposé le silence et sa propre hiérarchie implacable. Retranchés à l’abri du Précipice, nous évitons les oppresseurs du Lys. Mais un seul contact avec eux réactive immédiatement les réflexes ancestraux de soumission. Elle le sait et se délecte sûrement du pouvoir exercé en cet instant, trop heureuse de souligner durement notre place dans la société de TERRA. Mais cette fille diaphane n’exhale pas seulement les relents nauséabonds de la domination, du mépris et du dégoût.

Elle respire le danger.

Un danger d’un genre nouveau, différent des parois escarpées et glissantes du Gouffre, différent des petits trafics opérés dans l’ombre des ruelles de la Brèche, différent même de la rage dans les yeux d’un joueur de gear que l’issue de la partie fait vriller. Contrairement aux petits flics minables enivrés d’autorité factice et avides d’exercer leur brutalité excessive, cette fille ne porte pas seulement en elle la possibilité de la mort ou de la disparition. Elle incarne l’imminence de la destruction. J’ignore pourquoi, mais il me semble qu’un seul mot d’elle suffirait à effacer toute trace de nos existences.

À réduire l’atelier en poussière.

À annihiler la famille de Tilt.

À balayer mon caisson.

À éradiquer Cato et Nova.

C’est peut-être son assurance éblouissante, le genre d’attitudes qui émane uniquement de ceux qui n’ont rien à prouver et dont le pouvoir dépasse l’entendement. Ou alors sa voix chargée de certitudes propres à une classe qu’on ne contredit jamais. Qu’est-ce qu’une fille comme ça vient chercher ici ? Elle pourrait rapidement nous délivrer de cette attente insupportable et révéler sans attendre les raisons de sa venue, mais elle raterait là une occasion d’instiller son venin dans nos veines, de vomir sa répulsion ou de nous renvoyer à la face toute la médiocrité que nous lui inspirons.

Alors, elle déblatère sa litanie insipide, infantilisante, interminable. Penché au-dessus du robot de démolition, j’essaie de me concentrer et d’ignorer son histoire ridicule mais l’écho de sa démarche sur le sol métallique du caisson résonne dans tout l’atelier et martèle mon crâne. Combien de pas autour de la table ? Combien de minutes volées qu’elle ne me rendra pas ? Le temps est un luxe de riches, une donnée superflue, abondante, dont ils ne savent même plus quoi faire. Alors, ils viennent se perdre dans le Gouffre et jouer avec le nôtre pour se divertir et nourrir la croyance du bien-fondé du système au sommet duquel ils trônent. Comme si nous avions choisi cette existence, comme si nous la méritions. Je pourrais lui raconter une histoire moi aussi, celle du joueur aveugle qui lance les dés à chaque naissance. Par chance ou par hasard, ses tirages l’ont propulsée au Nid de Coucou ou peut-être plus haut tandis qu’ils nous condamnaient au Gouffre. Mais être née du bon côté du Fossé et hériter de la richesse, du pouvoir et des relations inhérents à cette condition ne suffit pas.

Puisqu’elle a besoin de nous.

Elle, comme tous les siens d’ailleurs. Ils refuseront toujours de l’avouer et n’en ont probablement pas conscience, mais la vérité, c’est que sans les turbines électriques du Fossé et la force de travail de ses habitants, TERRA s’effondre. Sans nous, sa petite enquête s’arrête. Mais je ne suis pas idiot. Malgré un rapport de force favorable, la jeune femme et le théri possèdent des moyens de pression déséquilibrés. Il ne sert à rien de tenter de négocier pour en tirer quelque chose. Comme d’habitude, nous nous trouvons dans une situation merdique et récurrente où il n’y a rien à gagner et tout à perdre.

Je sais que Tilt doit se dire la même chose, tandis qu’il digère l’offense, ravale l’humiliation et referme sa main droite en un poing. Ne rien faire d’irréfléchi. Attendre de voir ce qu’elle veut. Mesurer chaque parole. Il sait faire tout ça mieux que moi.

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[Tilt POV - J’aime pas sa façon de parler, ni la manière qu’elle a de nous regarder Nax et moi, comme si on lui fichait des haut-le-cœur. Le gosse et moi, on pourra jamais s’habituer aux visages tous semblables de ces fumiers du Lys lorsqu’ils nous dévisagent. À cette même face dégoûtée que s’ils avaient découvert une colonie de cloportes sous une pierre. C’est jamais bon signe de les voir rappliquer ici. Alors, je bouge pas et me contente de la regarder du coin de l’œil pendant qu’elle fait les cent pas dans l’atelier. Ça me tend. Je déteste qu’on vienne fureter chez moi. Dans cet atelier, y’a tout ce qui assure notre survie à Nax, Arcko, Taz et moi. À chaque fois qu’elle se rapproche des outils, des tiroirs remplis de composants de valeur ou des robots que Nax a réparés, je peux pas m’empêcher de penser qu’elle va les fracasser ou les balancer dans le Fossé. Juste comme ça, parce qu’elle le peut. Mais ce qui me rend le plus nerveux, c’est qu’elle s’en prenne au môme. Il s’en rend pas compte, mais retourner au robot de démolition sans s’occuper d’eux pourrait être perçu comme une provocation par des gens comme ça. Je m’inquiète sûrement pour rien. Ils tenteront rien tant qu’ils auront pas eu ce qu’ils sont venus chercher. Qu’elle balance la raison de sa venue, qu’elle lâche ce qu’ils viennent faire là pour qu’on puisse reprendre le cours de nos vies. Et qu’elle la ferme. J’attends que ça.

Elle finit par cracher le morceau. Enfin. Une histoire de gamine disparue de la Caste, soi-disant enlevée par des gens du Gouffre. J’échange un regard avec Nax. Il secoue la tête. Jamais entendu parler de cette affaire non plus. C’est forcément une erreur. Mais ces gens là supportent difficilement qu’on discute leurs convictions toutes faites :

« Je vois pas bien comment on pourrait vous aider. Mais dites toujours. »

On croise que des habitués, ici ou sur les points de troc. Personne capable de kidnapper une fillette et encore moins de la tuer. Mais pour eux, j’imagine que tous ceux du Fossé ont la gueule marquée au fer rouge de la culpabilité. C’est pratique, pas besoin de motifs. L’argent ou ses équivalents sont tout trouvés. Ça fait des enquêtes vite pliées qui fracassent les vies d’un uns, représentent qu’un détail dans celles des autres. Heureusement que le Gouffre nous protège et qu’on n’en voit pas tous les jours, des nobles comme elle qui jouent aux détectives pour faire passer le temps. Autrement, ce serait un sacré carnage. ]

J’aperçois vaguement la fille pencher sa tête vers le panda et comme un chien obéissant aux ordres de son maître, il se dirige vers moi et envoie bouler l’intégralité du robot de démolition avec une violence inouïe. J’en reviens pas.

Ils sont complètement tarés. Ou malades, littéralement.

Infectés par un mal mystérieux, leur sang vicié contamine leur organisme et putréfie ce qui leur reste de cerveau. C’est peut-être la raison pour laquelle ils ne sont capables de comprendre que la force, mais continuent à se prendre pour les nouveaux génies de ce siècle. Lui me fait presque de la peine. Sur l’échelle de l’aversion, il se situe sûrement au même niveau que nous, et pourtant, inconscient et soumis, il se plie à la moindre de ses volontés vrillées. Elle est pire. Contrôler ce théri et plein d’autres pantins lamentables doit lui conférer un sentiment de jouissance infinie. Mais ce système corrompu, inégalitaire et aliéné a été conçu par les siens et enfermée dans son propre algo défectueux, elle continue de l’appliquer sans se poser de questions, en simple exécutante. C’est ça qui est commode avec l’obéissance aveugle. L’édifice de pensée a été construit par d’autres, et lâches, débarrassés de la responsabilité de sa conception, on n’a plus qu’à empêcher son effondrement inéluctable. C’est tout. Ça fonctionne depuis des centaines d’années. Les écrans, la menace de l’extérieur et l’arrogance sont là, tous prêts, et les pas des patrouilles dans leurs quartiers, le son de l’eau dans les fontaines et surtout, tous les silences. Le silence quand sa main dégaine le poignard, le silence quand une gamine disparaît, le silence sous la bulle du Dôme, le silence au commencement du jour quand les maîtres du Lys et les esclaves du Gouffre s’éveillent de chaque côté du Fossé. C’est rassurant, l’obéissance aveugle. Au cœur du drame, avec ces crasseux de la Cité, ces profiteurs de ferrailleurs, ces abrutis de pauvres, ça permet d’éviter les cas de conscience. On aurait peut-être pu la sauver cette gamine, sans menacer un homme et détruire le travail d’un autre. Avec l’obéissance aveugle, on est tranquille, entre innocents. Simple question de distribution. Et puis c’est reposant. On croît qu’il n’y a d’espoir que pour soi, un espoir sale, réservé aux rois, nié aux autres. On ne se prive jamais de le leur rappeler sous la menace d’une sentence invisible.

De trois secondes.

Je me lève pour faire face à la fille :

« Elle habite un peu plus haut dans la Faille, à l’est. Personne ne sait exactement ce qu’elle y trafique, mais tout le monde la fuit pour éviter d’être mêlé à ses affaires douteuses. Des hommes de main sont peut-être postés chez elle. Elle est passée ici il y a trois jours, pour des infos sur l’entretien des robots. Vraiment des trucs de base. Toutes les semaines, des dizaines de personnes demandent la même chose. Je lui ai montré comment graisser les joints, décrasser les systèmes de régulation thermique et vérifier la fonctionnalité des capteurs sensoriels. Elle m’a filé des câbles souples pour le bras méca en échange d’une batterie neuve. »

Je reprends mon souffle, ose dire :

« Je t’ai tout dit. Alors, lâche-le. Il sait rien. »

Pause. Je soutiens son regard de glace, en espérant qu’elle lise l’honnêteté dans le mien :

« J’étais seul quand elle est venue. »

Tilt hurle :

« Anax, ferme-là ! »

Puis, il secoue très légèrement la tête, comme pour me rappeler qu’on ne peut pas faire confiance à ces ordures. Leurs serments ne valent rien. Écrits sur du vent, ils s’effaceront à la première occasion, sous prétexte d’intérêts soudainement divergents ou devant une offre considérée plus avantageuse. Tilt et moi marchons sur une ligne de crête. Entraînés de force sur un chemin mortel, enchaînés à ces deux cinglés, nous n’avons d’autre choix que de les suivre. De chaque côté, l’abîme vertigineux nous tend les bras. Une seule réaction discordante et ils nous y précipiteront, satisfaits d’avoir débarrassé TERRA de deux parasites.

Un seul faux pas, et c’est la fin.

Je me revois, il y a quelques jours seulement, jurer de ne jamais sacrifier un habitant de la Cité sur l’autel du Lys. Drapé dans mes grandes convictions illusoires, je me sentais fier, droit et solide, comme un rempart incorruptible aux manipulations tordues de ces privilégiés. Quel orgueil. Dans la réalité, les belles paroles, l’intégrité théorique et la détermination infaillible se fracassent facilement sur le principe de réalité. Plus rien n’existe quand la déflagration surgit brutalement dans le cours ordinaire des choses : il suffit qu’une timbrée pointe la lame de son poignard sur le ventre d’un père.

« Je peux vous y emmener. »

Après un très court instant figé, les mots sortent tous seuls, limpides. Un genre de réflexe de survie. Tilt ferme les yeux, résigné, peiné, désespéré ou peut-être déçu, je ne saurais pas dire. Est-ce qu’il aurait préféré crever plutôt que de réaliser que le gamin qu’il a élevé avait trahi ? Pourtant, tout est clair : je n’aurai pas pu vivre sans tenter d’empêcher sa mort débile. Alors, si pour ça, je dois me couvrir de honte et être accusé d’avoir frayé avec les oppresseurs du Lys, je l’accepte. Et fièrement, j’accepte. Finalement, notre morale se détermine ainsi, lorsque nous sommes acculés, forcés à des choix qu’on n’aurait jamais pensé ou souhaité faire. Elle se résume à renier ce que l’on pensait être dans l’infiniment bref du temps suspendu, sans se retourner. Et dans quelques minutes, quand j’affronterai les regards chargés de mépris sur mon chemin, je penserai à celui de la famille de Tilt. Je referai ce choix cent fois.  

« Mais je t’en prie, t’approche plus de lui. »

Je n’en suis plus à une compromission près et tout ce qui peut éviter qu’elle vide les entrailles de Tilt sur le sol de l’atelier me paraît justifié. Il n’a posé sa grosse main sur mon épaule que trois fois. Trois points de bascule. La première fois, j’avais douze ans. Il s’était assis devant moi au sommet d’une dune du Fossé et avait saisi le petit automate ridicule que j’avais assemblé, un genre d’insecte difforme qui battait des ailes lorsqu’on tournait la manivelle sur le côté. T’es doué kiddo. Ça te dirait de venir en bricoler d’autres là où je bosse ? J’ai rejoint son atelier avant d’intégrer sa maison, au moment de la disparition de ma mère. Ce jour-là, il a écrasé sa paume massive doucement mais fermement, comme pour imprimer un poids nouveau à mon existence. Je n’ai jamais oublié cette sensation. Je me souviendrai sûrement aussi de cette troisième fois, furtive et inquiète, associée à l’annonce de la venue de cette fille et de son théri de compagnie. Il devait forcément avoir pressenti un autre tournant. Peut-être n’imaginait-il pas celui-là.

Mais moi, je me serais agenouillé pour lui si elle l’avait exigé. Quelle déchéance.

La lame du poignard s’éloigne du ventre de Tilt.

La fille me fixe pour la première fois.

Tout son organisme dysfonctionne.

Pendant une fraction de seconde, je pense à une gynoïde qu’on désactive. Mais je sais distinguer les orga des méca et ses bras ballants, les lacs liquides de ses yeux et son assurance envolée ne résultent pas de la neutralisation soudaine de ses circuits. L’algo a simplement shifté et elle s’approche de moi, saisit mon visage délicatement. Je sens son regard parcourir la ligne de ma mâchoire, détailler les rayons gris autour de mes pupilles puis s’arrêter sur mes cheveux blancs. Que cherche-t-elle dans mes traits et qu’espère-t-elle trouver en m’auscultant avec une telle précision ?

Ock-ham.

La silhouette de mes cauchemars, le fantôme dans l’esprit de ma mère, mon double insaisissable, anonyme jusqu’alors, s’appelle Ockham. Sidéré, je lâche dans un souffle :  

« Tu le connais. Qui… »

Je m’interromps devant la vision de son corps agité de convulsions, comme traversé par une décharge électrique qui grille ses fusibles, désarticule ses membres et déforme ses traits. Un rire terrible, impossible à contenir pour son frêle organisme, retentit puissamment dans l’atelier, et lorsqu’il se calme enfin, son discours a perdu toute cohérence. Et merde. J’ai raté l’étincelle de lucidité, celle qui aurait pu éclairer l’ombre seconde de l’inconnu qui marche à mes côtés depuis toujours. Ockham. C’est tout que j’aurais pour l’instant. Un nom brûlant qui convoque les souvenirs d’une disparue et les sourires qu’elle lui destinait, la chaleur de ses bras, les histoires comme une boucle et puis, tous les vides, dans ses yeux le matin et dans son corps le soir. Ockham résonne comme un écho lointain et comme une obsession immédiate. Il n’est plus uniquement l’un des personnages des contes de ma mère, né dans son crâne et mort avec elle, puisque cette fille du Lys l’a nommé.

Et malgré ses réticences, il est trop tard pour se taire.

Après vingt et un ans d’ignorance, je dois savoir quelles horreurs semblent associées à son nom. En les énumérant, elle pourra prendre mon menton entre ses doigts gantés, disséquer en souriant chacune de mes expressions et se délecter de la surprise, de l’incompréhension ou du dégout qu’elle lira dans mes yeux, dans ce même regard gris qui a suffi à la pétrifier. C’était l’histoire d’une fois. L’improbable douceur de ses gestes a disparu lorsqu’elle saisit violemment le col de mon sweat pour m’éjecter hors du caisson et me traîner quelques mètres sur le chemin praticable qui mène à la plateforme Est.

Je chasse sa main de mon col et hoche la tête :

« Elle en est capable, mais pas seule. Ghellen est tarée mais pas au point de risquer la vie de sa proie. Adapter des pièces robotiques sur des réseaux nerveux et sanguins, c’est de la chirurgie de pointe que personne maîtrise ici. Elle a dû chercher ailleurs et faire venir des scientifiques aussi cinglés qu’elle. Forcément de l’extérieur de la Cité. »

Une cinquantaine de mètres nous séparent de la plateforme, assez pour croiser des têtes connues. Il y a d’abord les trois gamins qui actionnent les poulies sud-est et dont les corps portent une ombre bien trop grande pour eux. Comme d’habitude, le plus jeune donnera le signal et les deux autres abaisseront le levier de commande. De l’autre côté de l’abîme, j’aperçois aussi le vieux qui scrute chaque jour les oscillations des tyroliennes. Assis sur un plot métallique, il agite une main à mon arrivée et sourit à mon départ. En me voyant trébucher, poussé par la fille en noir, il s’est levé et a proféré à son encontre des menaces inintelligibles qui ont résonné dans toute la faille. Je ne connais même pas son nom. Il n’en existe plus qu’un seul.

Alors que nous approchons de la plateforme Est, certains baissent les yeux, d’autres perplexes, inquiets ou sidérés me dévisagent. Mais la plupart m’ignorent, conscients que dans quelques jours ou quelques années, ici ou dans une ruelle de la Passerelle, nos rôles pourraient s’inverser. Là, dans la moiteur glacée du début d’après-midi, les regards fuyants et les pas précipités de mes semblables rappellent ceux des passagers du train de nuit.

Je me sens étranger chez moi.

La faille craque toujours du grincement des plateformes le long des câbles, son squelette métallique dressé fièrement dans la brume vibre au rythme des courants d’air qui le transpercent, comme autant de spectres hurlants. Ma maison est plus qu’une somme de rivets oxydés et de caissons miteux, hantée par des rafales farouches et couronnée du vertige. Elle est habitée par cette marée humaine montante dont j’étais certain qu’elle ne me déposerait jamais sur le rivage. Il suffit d’un théri gigantesque flanqué d’une fille du Lys pour mesurer la rapidité avec laquelle la méfiance éclipse chez certains des années de galères communes.

Les gamins de la plateforme s’en foutent, ils activent son mouvement, c’est tout. Une secousse initiale, la friction monotone des rouages et l’ascension commence. Quelques minutes plus tard et une dizaine de mètres plus haut, la plateforme s’immobilise. Ghellen vit dans un recoin de la faille, au bout d’une voie abrupte qui condamne sans pitié les curieux et les indésirables. Je me retourne vers la fille et le théri. Ses pattes énormes lui garantissent une prise solide sur la paroi, mais elle, perchée sur ses bottes, risque la chute au premier éclat rocheux glissant :

« Essaie de caler tes pas sur les miens. »

Je pense progresser lentement pour leur laisser le temps de suivre, mais le décompte funèbre accélère inconsciemment ma démarche. Car il se peut, d’ores et déjà, que tu aies contribué à détruire la vie d'une petite fille. Chaque seconde arrachée à l’existence de la gamine s’ajoute aux centaines de milliers se trouvant déjà dans la partie inférieure du sablier. Le passé augmente, le futur raccourcit, ses perspectives s’amenuisent et la culpabilité gangrène mes entrailles. J’essaie de l’ignorer, c’est pas le moment de penser à ce que j’ai peut-être laissé filé, à ce que j’aurais dû dire ou taire à Ghellen ou à mon potentiel rôle dans cette histoire délirante. Pour quoi faire ? Je me contente de jeter un coup d’œil derrière moi et constate qu’ils sont toujours vivants dix mètres plus bas. Le chemin serpente encore sur quelques centaines de mètres et vingt minutes plus tard, la porte du caisson de Ghellen nous surplombe.

C’est là, dans un repli de la faille, qu’elle retient peut-être encore cette gamine, terrifiée dans le meilleur des cas, déjà soustraite à notre monde dans tous les autres. J’échange un regard avec la fille. J’ai avancé, prêt à affronter l’inconnu, et toi, qu’est ce que tu comptes faire face au génie tordu des tiens ?

Le jour de sa disparition, je n’ai pas pleuré.

Certaines fois, en partant, elle prévenait. Si je ne suis pas rentrée quand le soleil se couche, ne m’attends pas. Elle embrassait mon front et emportait immanquablement le dernier truc que j’avais bricolé, ce jour-là, un petit cube dont les faces se pliaient et se dépliaient à l’infini. Je serai là à ton réveil, Lieb, demain matin et tous les autres jours. Je l’ai crue parce qu’elle a promis. Une nuit d’absence n’est rien d’autre qu’une nuit de plus à panser les plaies du Gouffre au dispensaire.

Le lendemain, la vie continue. J’essaie d’imaginer ce qu’elle fait, allongé sur le sol du caisson, et dans un demi-sommeil, j’entends presque la porte se refermer sur elle, comme si elle n’était jamais partie. La journée passe vite. Les suivantes s’écoulent péniblement. Le soir, lorsque je ferme les yeux, les fils de sa présence fantôme tissent des toiles dans chaque recoin du caisson, sous ses vêtements froissés sur le lit, entre les cratères de la Lune qu’elle avait nommés, dans notre portrait maladroit gravé au bas de la grande plaque murale. Ces nuits-là, je ne pleure pas. Immobile, bordé par les spectres de l’absence, je démêle les filaments lumineux jusqu’à ne plus les distinguer. Le sommeil m’engloutit, finalement. Au matin du quatrième jour, Tilt remarque mon visage cerné et me propose de venir vivre avec Ada et ses deux filles, Sahn et Heli. Il arrange un couchage de fortune dans leur chambre. Bien sûr, c’est provisoire, comme l’assiette supplémentaire ou le coin libéré par Tilt pour ranger ce que j’ai ramené du caisson.

Un mois après la disparition, Tilt installe un vrai lit. A côté, mes affaires s’entassent en ordre sur une étagère métallique qu’il vient de terminer. Je mange entre Ada et Heli. Chaque soir, pour m’aider à dormir, Sahn énumère longuement tous les détails insignifiants et autrefois inconnus qu’elle a relevés dans la faille. Tous s’efforcent de ne pas parler d’elle et son nom, Mira, semble désormais effacé des esprits. Mais les toiles ont envahi le caisson de Tilt et la permanence s’installe, aujourd’hui et tous les autres jours.

Le deuxième mois, je passe plus de temps à l’atelier que chez Tilt. C’est la grande fuite en avant. Le fracas métallique des pièces que je désassemble couvre l’écho de sa voix et je m’entends à nouveau penser, enfin je crois. Les félicitations d’Arcko et Taz comblent l’abîme du manque. J’apprends que restaurer des synapses méca étouffe efficacement l’embrasement des circuits de la douleur. Tilt m’observe, perplexe, mais les sillons noirs sous mes yeux ont disparu, il n’y a donc plus de raisons de s’inquiéter.

Après trois mois, Tilt et Ada parlent d’elle au passé. Les motifs des toiles se complexifient, mais je ne pleure pas quand j’emprunte les chemins sur lesquels elle m’emmenait, quand Ada murmure cet air familier ou quand je me surprends à relier les lueurs des vaisseaux de l’Elite pour dessiner des constellations imaginaires. J’expérimente ma première crise de panique. Ada tient mes cheveux blancs tandis que mon corps saturé vomit les nouveaux souvenirs, les connaissances d’Arcko et Taz et le tumulte assourdissant de l’atelier. Echec dégueulasse du gavage méthodique.

Le quatrième mois, je jette tous les petits automates et objets qu’elle gardait au cas où il reviendrait. Pour qu’il voie à quel point tu es doué ! Il manque le petit cube. Heli dit que j’ai meilleure mine, Ada que j’ai pris un peu de poids. Les listes nocturnes de Sahn s’écourtent. Je mange, je dors, et certains soirs, les toiles ne clignotent plus sous mes paupières. Je crois que je vais mieux.

A la fin du cinquième mois, je vais au dispensaire, sept blocs plus haut à l’ouest. Depuis quelques semaines, c’est devenu une idée fixe. Alors, j’essaie pour la troisième fois. A chaque tentative, je progresse un peu plus loin mais finis par faire demi-tour. J’y arrive pas. Pourtant, sortir de ma faille, me perdre ailleurs et croiser d’autres visages, moins désolés, desserre légèrement l’étau autour de ma gorge. Ça me laisse respirer un peu. Je marche le dos droit et le regard rivé sur le caisson gravé d’une croix. C’est là, je le sais à la quantité d’araignées que je sens derrière la porte. Je frappe et le dispensaire s’ouvre sur l’une d’entre elles, tandis que derrière, les autres tissent activement les toiles fluorescentes du souvenir. Je peine à articuler « Mira ? » et l’araignée dévoile un visage mortifié, le même que celui des habitants de ma faille.

Après ça, au cours du sixième mois, je ne sens plus rien. Je ne pense plus rien. La vie s’écoule. C’est l’anniversaire de ma mère. Je fais une attaque de panique pour fêter ça.

Le septième mois, les toiles reviennent. Sahn dit qu’elle m’a entendu chouiner dans mon sommeil.
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Je sens la morsure de sa lame dans mon dos.

Je l’entends murmurer « Tu – avances. »

Ce n’est pas ce qui était prévu. Je devais les conduire jusque chez Ghellen et c’est ce que j’ai fait, mais mon rôle s’arrête là. Il n’y a rien à espérer de moi à l’intérieur, je ne sais pas me battre et je viendrai forcément gêner leurs manœuvres professionnelles, voire aggraver la situation. La culpabilité, les regrets et l’incertitude lancinante autour du sort de cette gamine ne rentrent pas en ligne de compte. Je saisis la main qui tient la dague dans mon dos, me retourne et murmure :

« Pourquoi je ferais ça ? Elle est comme tous les autres, à tourner ses yeux vers la Cité uniquement pour chercher un coupable ou par intérêt personnel. Des enfants qui disparaissent, il y en a chaque semaine ici et de la Caste aux Plateformes, tout le monde s’en fout. »

Avec toute la conviction dont je suis capable, j’ajoute dans un souffle :

« A moi aussi, ça devrait m’être complètement égal. »

Et merde. Je me rattrape lamentablement :

« Ça m’est complètement égal. »

Je pense aux toiles qui s’agitent sous les yeux de cette mère, aussi sombres que les miennes sont aveuglantes, aux nuits qu’elles entravent et aux diversions débiles ou destructrices qu’elle développe pour annihiler l’abîme dans son ventre. A la Caste comme ici, la perte surgit dans les vides qu’on oublie de remplir pour détruire l’équilibre factice d’un jour où l’on croyait aller mieux. Elle déchire les silences confortables de vies bien rangées et la seule façon de s’en protéger consiste à abandonner suffisamment tôt ceux qui pourraient créer le gouffre intérieur dans lequel tout succombe. Ockham l’a compris. Ou peut-être pas, j’en sais rien.

Je lâche sa main et fais face désormais à la porte. Les toiles de la disparition sont partout, tissées dans l’ombre pendant six ans. A l’intérieur, elles enveloppent probablement la gamine de la Caste. Je frappe, un coup, puis deux plus sourds et rapprochés. Dans la partie supérieure de la porte, une minuscule fenêtre s’ouvre sur deux yeux sombres. Impossible de savoir si ce sont les siens :

« Ghellen est venue à l'atelier il y a trois jours, à propos du robot. Mais il fonctionnera jamais si elle recalibre pas précisément les traceurs lasers et les différents systèmes de positionnement. Je peux l’aider. »

Je déglutis pour chasser la sensation répugnante qui monte au moment où je prononce ces derniers mots. Ils ont le goût âcre et dégueulasse de l’indicible et des atrocités silencieuses que mon imaginaire peut à peine envisager.

“ S’il-te-plaît, Maman, ne les laisse pas m’emmener. ”

Le regard fou de Ghellen me traverse, s’insère sous mes côtes, transperce mes organes, puis déchire mon dos, là, juste entre mes omoplates, et dans l’espace creusé à travers la masse translucide et gênante de mon corps, il ne reste rien d’autre que la porte métallique close, l’écho assourdissant de son refus et les murmures humiliants de la fille du Lys.  Incompétent. Tu es incompétent, ça ne me surprend pas… surprend pas… incompétent… tu es… ne me surprend pas… tu es incompétent… La boucle résignée de ses mots dérape et se déforme, lourde et instable dans l’air de la faille. Mais je l’entends à peine.

L’odeur écrase tout.

Elle emporte les espoirs débiles que je continuais à nourrir. Mais pour ceux qui se perdent dans le Gouffre, il n’y a pas de sortie heureuse. La mort fond sur nous sans prévenir et qu’on l’appelle faim, maladie ou disparition, nous savons la reconnaître dans les yeux gonflés d’un voisin, la main vide d’une mère ou l’obstination d’un parent désespéré. Un mois auparavant, sa caresse charnelle a laissé les griffures bleues de l’agonie autour de ma gorge.

Je ne pensais pas la retrouver si tôt.

Cachée derrière ces murs, sans la voir, je sais. Nous arrivons trop tard. L’odeur est là et l’ordre de la fille du Lys de défoncer la porte a quelque chose de désespéré. Mais le panda s’exécute, balaie les gonds avec la puissance d’une explosion et enterré sous les particules et le tonnerre de l’impact, le monde se résume à un sifflement strident. Pendant quelques secondes, la faille devient une cloque grise et poussiéreuse, un non-espace dans lequel je ne discerne plus le théri et les cheveux blancs de la fille, la plateforme et la passerelle, il n’y a que l’odeur et la lueur de cet éclat métallique tranchant à mes pieds. Sans réfléchir, je le saisis. Je ne pense à rien au moment où je le glisse dans ma manche, mais le contact glacé et redoutable du fragment contre ma peau me rassure. Puis tout va trop vite. Un couteau fend ce qu’il reste du rideau de poussière et transperce la fourrure du théri. Il remonte son énorme patte au niveau de la blessure et pendant un instant, je crains qu’il en retire la lame. Alors instinctivement, j’appuie sur sa patte.

Garde-la.

Ces gestes ne sont pas les miens et les cicatrices sur mes mains se réveillent, là où elle a recousu tant de plaies. La première a lacéré ma paume gauche, à la base du pouce. Ses yeux ardents et inquiets m’auraient incendié, mais ses gestes sûrs inspectaient méthodiquement la chair nue, à la recherche des tendons et des nerfs. Je me souviens de la morsure de l’alcool dans les tissus, de la douleur au moment de l’insertion de l’aiguille et de son soulagement lorsque j’ai grimacé. Souvent, amusée, elle disait que ma peau comptait plus de sutures que les chaussettes de Tilt, et à force, elle ne s’étonnait plus de me voir rentrer, du sang séché entre les doigts. Mes mains sont devenues l’atlas de mes apprentissages et la cartographie des talents réparateurs de ma mère. Contrairement à elle, Ghellen détruit et lorsque la piqûre fantôme des aiguilles et le nuage se dissipent, elle émerge, collée à son chef d’œuvre sinistre.

Je sais distinguer les orga des méca.

J’en ai ouvert tellement, et penché au-dessus de leurs corps inanimés, j’ai remonté les circuits et exploré l’infini des connexions, comme d’autres plongeraient dans l’immensité de l’univers. Le grain d’une peau synthétique, le mouvement légèrement saccadé des globes oculaires bioniques ou l’intonation trainante de leur voix en fin de phrase m’apparaissent d’ordinaire immédiatement. Je voudrais tellement croire à l’humanité de la petite créature effrayée accrochée à Ghellen. Mais l’odeur fragile et alarmante qui émane d’elle, diluée dans l’humidité latente, la puanteur des déchets et par-dessus-tout, dans la putréfaction d’un cadavre encore invisible, m’évoque uniquement celle, irritante et fatidique, des fusibles grillés et du métal fondu.

Je lève délicatement mes paumes devant moi et fais tomber l’éclat métallique de ma manche. Mes jambes avancent seules vers Ghellen. Elle pourrait me planter n’importe quand, là, vulnérable et offert à sa lame, je le sais mais il faut que je lui dise. J’essaie de garder le contact visuel avec elle, sans ciller et arrivé à sa hauteur, j’articule :

« Je sais que tu veux pas de mon aide et je peux pas te l’imposer. Mais elle en a besoin, elle en a besoin maintenant Ghellen. »

Doucement, j’approche ma main de la clavicule de l’enfant gynoïde, puis du coin de ses yeux, et sans la toucher, je souligne les traces de brûlures presque indiscernables sur sa peau synthétique :

« Si on retire pas certains composants que tu as implantés, ou qu’on dérive pas ses circuits pour réduire la surcharge électrique, elle va crever. »

Je fais un pas en arrière, mes mains toujours devant moi. Mon pied droit s’enfonce dans une masse allongée et rigide, sûrement ce qui s’impose à nous depuis que le panda a défoncé la porte. La nausée monte mais je garde les yeux rivés sur elle :

« Laisse-moi le faire. »

La gamine n’existe plus et l’enfant gynoïde qui lui ressemble représente tout ce qu’il reste d’elle et qui puisse encore être sauvé. Avec un peu de chance, sa réparation pourra créer une diversion qui leur permettra d’éliminer l’intelligence vrillée qui se tient en face. Haletant, je compte sur la fille du Lys derrière moi. Elle garde sûrement sa lame dans sa main et n’hésitera pas à la planter dans le cou de Ghellen si elle approche la sienne de la gamine. Je suis encore suffisamment lucide pour savoir qu’elle n’agira pas de même si c’est vers moi que Ghellen dirige son arme.