—————HISTOIRE—————

 
6h. L’ombre du conduit central vient juste d’atteindre le troisième rivet de la plaque métallique murale, la plus grande du caisson, celle juste à côté de mon lit. J’entends Cato qui se retourne dans celui d’en dessous. Nova dort encore. Il est 6h. A travers le plafond vitré sale, le soleil s’est levé, rouge et incandescent. Je joins les mains pour former un cercle, dans lequel j’enferme l’un des deux derniers corps célestes visibles depuis TERRA, un hublot comme une fenêtre sur l’infini. Quand je plisse les yeux et que je regarde fixement en direction du ciel, l’iridescence du dôme devient évidente. L’infini n’existe que dans mon crâne : il est toujours 6h dans le Gouffre et les yeux noirs de Cato ont remplacé le soleil entre mes mains. Je pousse doucement sa tête et il s’assied sur le bord du lit. Comme d’habitude, il me regarde d’un air amusé, ou peut-être résigné :

« Oublie le soleil Nax, on décollera jamais d’ici. »

Je souris faiblement, mais Cato a raison. Lui, Nova et moi, on ne verra toujours le soleil qu’à travers le dôme, depuis le fond du Gouffre. L’Elite tente de s’en rapprocher du haut de ses plateformes, de croire eux aussi qu’ils peuvent s’extraire de ce magma humain et échapper à cette prison vitale. Tout ça, les rêves d’évasion, le fantasme de l’extérieur, les fontaines dans lesquelles ils se vautrent, c’est du vent tout juste bon à nous faire oublier qu’on se débat tous au sein du même piège. Nos histoires n’ont pas le même commencement, mais elles finiront pareil. Sauf que le début de la mienne, je l’ai pas. Je ne me souviens que de l’appel de l’abîme, au bord du Gouffre, là où le grincement des poulies et le sifflement du vent deviennent assourdissants. C’est à ce chaos que j’appartiens. Bientôt, je suivrai la masse gigantesque de ses habitants jusque dans les profondeurs où nous alimentons le moteur de TERRA. Tous les jours, nous descendons et remontons, engloutis puis régurgités des entrailles d’un monde détruit.

Voilà, c’est tout ce que je sais et certainement tout ce qu’il y a à savoir. J’enfile un sweat, tape dans la main de Cato, repousse une mèche sur le visage endormi de Nova. Ce soir, rien n’aura changé. En fermant la porte, je fais signe à Cato que j’ai pas oublié pour la roue de réaction. J’ai été trop con de vouloir intégrer des propulseurs plus puissants, ça sert à rien s’ils consomment trop et alourdissent le système. La roue de réaction, c’est ce qu’il nous manque pour stabiliser l’orientation du robot et augmenter la proportion de la charge utile, j’en suis sûr. Pourquoi j’y ai pas pensé avant, Nova a passé ses nuits sur la gestion de la puissance développée, Cato s’est brisé les mains à la recherche des composants et moi j’ai merdé. Je soupire, ferme les yeux un instant et je réalise que je suis arrivé. Les turbines grondent. La fumée des réacteurs obscurcit tout. Tilt, Arcko et Taz doivent déjà être là.
Je franchis en courant la porte du minuscule bâtiment qui fait office d’atelier. L’habituel tumulte du crissement des scies, du tintement lourd des marteaux et des chocs des pièces détachées balancées les unes contre les autres a laissé place à un silence étourdissant. Au milieu de la pièce, Arcko, Tilt et Taz sont rassemblés en cercle, comme figés : sur une table métallique est allongée une jeune femme, forcément un robot gynoïde. J’inspire profondément, soulève doucement ses bras, l’un après l’autre, puis sa nuque, délicatement, comme si je craignais de la réveiller. Je dois monter sur la table et me placer à cheval sur ses jambes pour basculer son corps sur le côté et inspecter son dos pâle :

« Rien, aucune trace d’injections, de blessures, de chocs, pas de brûlures superficielles. Ces enflures l’ont juste tuée. Comme ça. »

Je réalise mon erreur, me reprends immédiatement : « Désactivée, je veux dire désactivée. »

A quoi pensait-elle lorsqu' « ils » l’ont condamnée au néant ? Quelles informations, quel flux de
conscience ont irrigué ses câbles et ses circuits, ont peut-être illuminé ses pupilles bioniques et fait frissonner sa peau synthétique ? Je sens ma respiration s’accélérer, ma vision se troubler, mes mains trembler. Ce non-lieu m’absorbe dans son silence et je ne discerne plus rien, pas même le beau visage de la gynoïde. Les secondes, les minutes peut-être, passent avant de sentir la grosse paume de Tilt secouer mon épaule :

« Nax, qu’est-ce que tu fous ? Bouge-toi, on en a encore trois à dézinguer. »

« Désolé Tilt, c’est juste … c’est rien. »

« C’est pas le premier méca de ce genre que tu démontes. C’est qu’une machine Nax, une machine pétée, mais avec un peu de chance, ils auront pas inactivé tous ses composants. Si on se démerde bien, tu pourrais ptêtre même récupérer deux, trois trucs. »

Je pense même plus à la roue de réaction, ni à tout ce que je pourrais tirer d’un modèle sophistiqué comme le sien. Un seul chiffre martèle mon crâne, quatre, quatre, quatre, je crois que j’en viens à le murmurer. Les robots n’ont pas plus de raisons de mourir que nous, et même sûrement moins. Contrairement à eux, nous sommes les pantins faillibles de la faim, de la maladie, de l’épuisement ou du chagrin. Mais elle, ses milliards de synapses électroniques, ses réseaux complexes et son algorithme parfait n’ont pas suffi à lui épargner un sort similaire. Instinctivement, je jette un regard furieux au plafond, à ceux des plateformes, aux criminels de la race de mon géniteur, du moins c’est ce que ma mère voulait bien raconter. « Ils » ont voulu la tuer, elle et trois de ses semblables, et personne ne le saura jamais. Nous ne sommes pas si différents, les robots et nous, les ombres du Gouffre. Chaque jour, nous disparaissons dans l’indifférence générale, même si notre mort n’a rien de naturel. Tous les quatre nous échangeons des regards graves, presque désolés, désormais liés par un secret terrible et pourtant anodin.

Je saisis la petite scie circulaire et je commence à entailler son dos, le long de sa colonne bionique, proprement. Sous la peau, les connexions se dévoilent. Les générateurs ont été grillés et on aperçoit partout des fusibles fondus. C’est dégueulasse, « ils » ont fait ça n’importe comment, trop vite et très mal, sûrement pressés par le temps ou par autre chose. Je baisse les lunettes loupes placées sur mon front et je passe en mode analytique. Dessouder, couper, ôter, nettoyer, jeter ce qui est inutilisable, chercher ce qui peut être sauvé. Ces gestes sont tellement inscrits en moi que je n’y pense même plus. Mais sur elle, c’est différent. Restreindre mon champ visuel à ses viscères électroniques, éviter son regard méca, c’est la seule stratégie que j’ai trouvée pour ne pas assimiler ce que je fais à une dissection orga. C’est qu’une machine Nax, une machine pétée. Agir comme un automate, cibler les briques de notre rêve à tous les trois, rien d’autre. J’entends Nova et Cato comme un écho lointain, j’extrais les capteurs thermiques et lumineux avec une précision clinique, je me persuade qu’inclure l’inconnue à ce projet naïf et fou, c’est aussi un peu lui faire justice. Pendant ce temps, les gars retirent les parties endommagées qui s’entassent avec fracas en pile derrière la table. Ainsi dissociées de son corps, on pourrait croire qu’on vient de démonter une voiture. Est-ce vraiment de cette façon qu’ « ils » te considéraient ?

Les trois autres corps suivent. Vers 20h, tout est fini. Je relève mes lunettes et passe le dos d’un poignet sur mon front pour en essuyer la sueur. On se partage les pièces encore utilisables, je range les miennes dans mon sac-à-dos. Pas de roue de réaction aujourd’hui, Cato et Nova seront déçus. Moi, je ne pense plus à rien. Alors que je salue Arcko et Taz et m’apprête à partir, Tilt me rattrape :

« Un gars de la brèche vendait ça l’autre jour, j’ai pensé que ça pourrait t’être utile. »

J’ose pas y croire. J’écarquille les yeux, passe le bout des doigts sur son pourtour, ausculte le moindre de ses reliefs. Je sens la pulsation du sang dans chacune de mes phalanges et manque de la faire tomber. La roue de réaction.

« Je pourrai jamais te revaloir ça Tilt, t’es dingue. Qu’est ce que t’as dû lui donner pour l’avoir ? Dis-moi, je te rembourserai, je sais pas encore comment mais je le ferai. Tu sais que je le ferai. »

J’ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. De longues secondes s’écoulent :

« Je … je sais pas quoi te dire. Merci. »

« Tu me dois rien, kiddo. Dis-moi juste ce que vous verrez là-haut. »

Je plante mes yeux gris dans ceux de Tilt, en souriant. Je lui dois tout, depuis tout petit. Je crois qu’il sait tout ce que je voudrais dire. Je place la roue aux côtés des autres composants, enfile une bretelle de mon sac et sors de l’atelier. J’ignore pendant combien de temps je cours pour rejoindre le caisson. Les minutes semblent des heures. Plus que quelques mètres. J’escalade les escaliers deux à deux, et j’enfonce la porte à bout de bras, à bout de souffle. J’entends vaguement Nova demander « Nax, t’es sûr que ça va ? » et j’ouvre mon sac, haletant. A peine la roue sortie, tout va trop vite : Nova se jette à mon cou, Cato passe un bras autour de mes épaules, et de l’autre ébouriffe mes cheveux en riant. Mon infini est là.

Cette nuit c’est sûr, tout changera.